Le Web (est) au service des dictatures (« How dictators watch us on the web »),
le web expose à la diffamation,
le web favorise l'intrusion dans la vie privée,
le web perturbe la marchandisation de la culture,
le web met en péril la presse ...
Ces arguments en forme de réquisitoire sont développés dans la présentation d'un dossier du magazine Books intitulé « Internet contre la démocratie ».

En juillet-août 2009, le magazine avait exploité « Is Google Making Us
Stupid ?», un article de Nicholas Carr, traduit par le titre « Internet rend-il encore plus bête ? »
En février 2010, la rédaction cultive à nouveau son obsession anti-Web et anti-Wikipedia :
« Wikipédia, le grand bazar de la connaissance » - titre originel : Know It All - Can Wikipedia conquer expertise ?
« Wikipedia promeut une sorte de médiocratisation du savoir »,
« Wikipedia, où est ta démocratie ? »
.
Ce type de publication est révélateur d'au moins quatre pratiques :
- Un choix idéologique :
« Internet contre la démocratie », « Internet rend-il (encore plus) bête ? », n'est-ce pas
une lecture monomaniaque du web et de la modernité ? Une lecture probablement davantage vendeuse qu'une analyse équilibrée ... « Internet renforce les opinions préétablies / les idées préconçues » ... écrivent les auteurs du magazine.
Dans l’ouvrage Comment le web change le monde, Francis Pisani et
Dominique Piotet ont mis en contexte ce tir de barrage de la droite
intellectuelle américaine, source de nombreux articles traduits par Books (l’ouvrage est cité, pas les auteurs). A
noter que ces conservateurs n’ont pas reculé devant la contradiction :
ils ont utilisé le web et les foules pour mettre en ligne leur propre version de Wikipedia...
En 1996, Manière de voir avait titré de façon plus balancée « Internet entre l'extase et l'effroi ».
- L'art de jouer avec les mots :
Pourquoi avoir appelé « Books » un magazine dont le contenu vient essentiellement de la traduction d’articles parus à l’étranger, notamment aux Etats-Unis ? « Books n'est pas un journal consacré aux écrivains du monde. Sa vocation est plus vaste (sic) : éclairer l'actualité à travers les livres et les essais non traduits en français … Elle est double aussi : au fil d'articles iconoclastes, le journal bouscule quelques idées reçues, en propose de nouvelles, lesquelles sont souvent comme un courant d'air frais sur des débats qu'on croyait clos ».
Les titres sont très racoleurs sur tous les sujets : cf "le fabuleux destin d’une imposture" (Cnossos).
L'article sur « le grand bazar » a été publié en juillet 2006. Faire de sa traduction en 2010 le cœur d'un dossier, c'est une manière de faire l'impasse sur les débats riches qui ont eu lieu depuis quatre ans, et de taire l'évolution importante des contenus et de la gestion des différentes Wikipedia.
- La maîtrise de la rhétorique.
Les auteurs prétendent avoir pour cible « une puissante idéologie ». S'en prendre aux discours est un procédé commode : il suffit de choisir les bons extraits, sans craindre la caricature. Le web peut ainsi devenir un bouc-émissaire commode, réunissant toutes les récriminations suscitées par la modernité. Partir de la réalité des pratiques intellectuelles et sociales, et non des représentations nostalgiques, cela serait reconnaître l'apport incontestable du web à la circulation des idées et au travail intellectuel.
De plus, chaque terme de la condamnation est tempéré par un détail qui peut dédouaner son auteur. « En tout état de cause, notre propos n'est pas de prétendre qu'Internet serait par nature contre la démocratie... » est-il écrit dans la présentation. En contradiction totale avec la Une du journal, où le titre est à peine atténué par un point d’interrogation.
« Internet est comme toutes les technologies nouvelles : politiquement neutre ». Une concession importante, dans les dernières lignes, aussitôt effacée par une allusion finale au « danger des illusions collectives ».
- Le fonctionnement du microcosme parisien.
Une lecture critique de Wikigrill illustre l'art de savoir exploiter commercialement une double notoriété, celle de Wikipedia prise comme cible, celle des universitaires invités comme procureurs.
« Pour en finir avec le cyberoptimisme », la présentation du dossier « Internet contre la démocratie » est disponible gratuitement sur le web ; elle a été reproduite sur le site de Rue 89 ; elle est disponible sur celui du Nouvel Observateur. Elle a servi de thème de débats à Sciences-Po, au salon du livre, sur France-Culture...
Dans l’émission Place de la Toile, Pierre Haski, Christophe Aguiton et Benoît Thieulin ont développé des analyses beaucoup plus nuancées des rapports entre la politique et la modernité technique dans nos sociétés.
Sur tous ces enjeux, lire également les articles publiés par Patrice Flichy :
. Internet, un outil de la démocratie ? dans La vie des idées en janvier 2008
. Internet, un auxiliaire de la démocratie ? dans le numéro de Pour la Science (Janvier-Mars 2010) consacré à L'ère d'Internet.
à suivre : Internet, révolution culturelle - Manière de voir 109 - Février-Mars 2010