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Clioweb, le blog
9 mars 2011

1881 - Un historien privilégié

 

Ernest Lavisse envisage la formation de l'historien, entre ce qui lui paraît l'idéal et ce que la réalité sociale lui impose. 

« L’éducation la plus parfaite serait celle qui formerait un historien sans programme ni souci des futures exigences d’un métier. Un jeune homme arrive à la Faculté son goût et le libre choix de sa volonté le prédisposent aux études historiques. Aucune contrainte ne lui est imposée. Il demande à l’enseignement des lettres et des sciences d’achever la culture de son esprit, et en même temps il apprend à connaître l’immensité du domaine historique. 

Les professeurs et les livres lui donnent les notions actuellement acquises sur les périodes principales de l’histoire. Son intelligence déjà sérieuse et réfléchie se pénètre d’idées générales dont il vérifiera lui-même un jour la valeur, mais qui seront ses guides provisoires. Cette partie de son éducation terminée, l’étudiant apprend ce qu’il faut savoir pour arriver par soi-même à la connaissance de la vérité. Il manie le microscope, mais sans courir le danger de perdre son temps a considérer des objets inutiles, car il sait la valeur et la proportion des choses. Supposez maintenant que cet étudiant devenu un homme soit libre encore dans la vie sa curiosité se porte sur les points discernés et choisis par lui: il apprend ce qu’il veut savoir, et il n’est jamais tenu à dire que ce qu’i! sait. Voilà un historien privilégié.


Il viendra un jour à la Faculté des étudiants de cette sorte ; il en vient même déjà: mais le groupe principal de nos élèves se composera toujours de candidats aux grades et aux fonctions universitaires. Or les professeurs de la Sorbonne, à qui l’État donne des boursiers de licence et d’agrégation, ont le devoir de former de bons maîtres pour les lycées et les collèges, et. dans ces maîtres, ils veulent en même temps préparer l’historien


L’éducation professionnelle ne nuira-t-elle pas à l’instruction scientifique, ou l’instruction scientifique à l’éducation professionnelle? Peut-on préparer à la fois à l’enseignement qui est une affirmation, et à la pratique de la méthode historique, qui est une recherche? Ne court-on pas le risque que ces étudiants deviennent des savants incompréhensibles pour leurs élèves ou bien des professeurs qui, accoutumés à jurer in verba magistri n’auront point l’activité des intelligences affranchies par l’usage personnel de la liberté ? Oui, sans doute, et pour éviter l’un et l’autre termes de l’alternative, pour concilier les deux propositions de l’antinomie, il faut prendre ses précautions. On les prendra. Il suffit de préparer les futurs professeurs à la licence et à l’agrégation, en ayant toujours devant les yeux l’étudiant idéal dont je parlais tout à l’heure.


Nos étudiants ne se présenteront à l’examen de licence qu’après deux années d’études faites à la Faculté.  Les professeurs d’histoire se garderont de les accaparer pendant ce biennium. Ces jeunes gens poursuivront leur éducation littéraire: ils s’exerceront dans l’art de composer et d’écrire, à cet âge où le style se fait avec la personne; ils apprendront par l’étude des grandes littératures quel secours l’histoire de la vie intellectuelle d’un peuple apporte à qui en veut connaître l’histoire politique et sociale: ils comprendront, en suivant la conférence de philologie et d’histoire grecques, que la philologie est l’indispensable science auxiliaire de l’histoire ancienne, puisque cette. histoire nous est révélée par des textes dont la critique et l’interprétation réclament un philologue. Nous nous contenterons de traiter avec eux les principales questions de l’histoire générale; mais déjà nous les munirons de connaissances bibliographiques, de notions sommaires, mais précises de paléographie, de diplomatique et de chronologie. Ce sont encore là des sciences auxiliaires ; mais la modestie de l’épithète ne doit pas tromper sur l’importance de la chose : ces sciences ne sont pas l’histoire, pas plus que l’outil n’est l’oeuvre; mais elles sont nécessaires à l’historien comme à l’ouvrier l’outil. Ainsi, pendant ces deux premières années, un commencement d’instruction pratique viendra s’ajouter à renseignement général.


Quand les étudiants seront licenciés, ils se prépareront pendant deux années au concours d’agrégation. En étudiant les auteurs dont on leur demandera, au concours, l’explication et le commentaire, ils s’exerceront a lire un écrivain ou un document, à définir les termes historiques, lesquels, désignant les institutions et les usages, ont une histoire, et, si je puis dire, une géographie : car ils ne signifient pas la même chose à des moments et dans des lieux différents ; et l’on commet de graves erreurs pour ne pas les traiter comme des personnes, qu’il faut placer dans le milieu historique et géographique où elles ont vécu. Enfin, la préparation des questions historiques indiquées au programme sous le nom de thèses obligera l’étudiant à écrire sous l’œil du maître quelques chapitres d’histoire. II n’y a pas de doute que ces jeunes gens seront mieux préparés que leurs devanciers au travail historique. Pour se former au professorat, ils auront, pendant toute la  durée de leurs études, des exercices hebdomadaires où ils apprendront comment il faut enseigner, avec quelle simplicité, avec quelle clarté, avec quelle méthode, en laissant de côté l’appareil des recherches et de l’érudition ».


Ernest Lavisse,
 L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale, Leçon d’ouverture au cours d’histoire du moyen âge, à la Faculté des Lettres de Paris en décembre 1881 - Extrait de la Revue des Deux Mondes livraison du 15 février 1882 (extrait pages 20-22)

Version texte (à corriger) au format word : http://clioweb.free.fr/textes/gallica/lavisse-1881.doc

lavisse

Ernest Lavisse , source Académie française

 

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