Sciences sociales sans débats ?
Les questions pédagogiques sont porteuses d'enjeux politiques
Le Monde - 17-01-11 publie un point de vue de Marjorie Galy, présidente de l'APSES (Association des profs de SES).
« Les programmes d'enseignement sont le reflet des finalités confiées à l'école par chaque nation. Les sciences économiques et sociales sont nées il y a plus de quarante ans d'une conception démocratisante et émancipatrice du savoir. Cet enseignement de sciences sociales, qui participe à la culture générale des lycéens, emprunte principalement à l'économie, la sociologie et la science politique des savoirs et méthodes pour donner des clés de compréhension des sociétés contemporaines. Il connaît depuis sa création un attrait continu auprès des lycéens toujours plus nombreux à le choisir et à poursuivre avec succès, après un baccalauréat économique et social, des études supérieures diversifiées les menant vers les emplois qualifiés du tertiaire.
Cette réussite repose sur le choix pédagogique de partir de questions contemporaines pour aborder les apports des différentes sciences sociales. Or, les nouveaux programmes de SES publiés suite à l'actuelle réforme du lycée, tournent le dos à ce choix fondateur pour proposer aux lycéens une collection de fondamentaux disciplinaires décontextualisés et technicistes.
L'économie est-elle encore une science sociale ?
Michel Pébereau et Yvon Gattaz, illustres représentants du monde patronal, dénoncent depuis longtemps cet enseignement qui détournerait les lycéens des "connaissances de base en économie". On leur doit, en 2008, l'initiative d'un rapport à charge de l'Académie des sciences morales et politiques contre l'enseignement des SES s'inquiétant "de programmes prétentieusement philosophiques, d'une approche inopportune de la vaste sociologie, (…) de la négligence des bases de l'analyse économique".
Leurs conclusions vont à l'encontre des choix ayant présidé au succès de cet enseignement et s'accordent en revanche parfaitement avec le nouveau programme de première applicable à la rentrée 2011 qui entérine un cloisonnement inédit de l'économie d'un côté et de la sociologie de l'autre. L'économie y apparaît comme une science sans débats édictant des lois insensibles aux contextes sociaux et politiques tandis qu'on est surpris par le maigre contenu de la boîte à outils du sociologue, l'étude des classes sociales ou de la culture disparaissant par exemple.
En revanche, les deux principales préconisations du rapport commandé en 2008 par le ministère, à l'économiste et professeur au Collège de France Roger Guesnerie, sont totalement ignorées par le groupe d'experts. Aucun allègement du programme n'est effectué, bien au contraire, l'encyclopédisme y atteint un niveau record. Ensuite, la recommandation de privilégier une architecture matricielle reposant sur le croisement d'objets et de concepts a été ignorée, ce qui fait dire à Roger Guesnerie que "les concepteurs sont passés d'une logique d'objet à une logique de concept qui peut conduire à une sorte de caricature des conceptions universitaires de l'enseignement des sciences économiques et sociales".
Amoindrir la portée critique des sciences sociales au lycée ?
Le renversement des finalités pédagogiques et le démembrement de l'enseignement de SES sont liés. Ce programme est très mal accueilli par une majorité d'enseignants de SES qui y voient la négation de leur expertise professionnelle et du succès de leur enseignement. Que révèle cette volonté d'imposer un programme contre l'assentiment des professeurs qui auront à l'enseigner ? Si ce programme n'est pensé ni pour les élèves, ni pour les enseignants, pour qui l'est-il alors ? Les professeurs sacrifieront-ils leur éthique professionnelle pour "boucler le programme", ou, contraints par la réalité quotidienne de leur classe et la conception qu'ils se font de leur rôle, iront-ils au-delà de la liberté pédagogique que le nouveau programme leur confisque pour prendre des chemins de traverse ? Nous parions, qu'ils ne sacrifieront pas leurs élèves sur l'autel d'un programme qui n'a pas été pensé pour eux.
Devant ce programme infaisable et face à l'éclatement de l'enseignement qui en découlera, il relève de la responsabilité du ministre Luc Chatel d'annoncer sans tarder un moratoire sur les nouveaux programmes de SES afin de donner le temps et la légitimité à un nouveau groupe d'experts de construire des programmes de SES attractifs, enseignables et utiles aux lycéens, citoyens de demain ».
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- Lire également Les sciences sociales, des sciences sans débats ?
autre texte de Marjorie Galy, Présidente de l'APSES - L'Humanité, 13/01/2011
http://tinyurl.com/huma-1301-ses
- 24/01/2011 - Entretien de Marjorie Galy avec Le café pédagogique - 24/01/2011
« Les procédures actuelles de confection des programmes sont archaïques. La mise en minorité numérique et symbolique des enseignants dans les groupes d'experts est assez révélatrice de la vision pyramidale de la transmission des savoirs qui existe aujourd'hui. L'absence de chercheurs en sciences de l'éducation, l'absence d'évaluation préalable des anciens programmes, l'incapacité à réfléchir conjointement aux modalités d'évaluation des programmes ou la démarche de la table rase sont quatre autres graves lacunes ».
Sur la rupture avec la pédagogie active, relire Henri Lanta
Le texte met aussi l'accent sur la dégradation des conditions matérielles de travail. (économie-SES ou économie-gestion pour tous, mais disparition des groupes, prise en compte aléatoire des notes...)