Wikileaks en débats
extrait de la Chronique internet n° 413, à paraître dans la revue Historiens & Géographes :
WikiLeaks est une association à but non lucratif fondée en décembre 2006. Le site Web (qui n’a rien à voir avec l’interface wiki) collecte des sources sensibles (rapports internes, documents confidentiels) illustrant des dysfonctionnements au sein de nos sociétés. Après analyse critique, certains de ces documents sont publiés, l'anonymat des informateurs étant en principe garanti.
La diffusion de la vidéo d’une bavure à Bagdad en 2007 a attiré l’attention des médias. Par la suite, The Guardian a exploité et cartographié les archives de guerre (warlogs) en Irak. Plus récemment, des télégrammes de la diplomatie américaine ont été remis à cinq quotidiens dont Le Monde qui en ont publié une sélection (Cablegate).
http://tinyurl.com/guardian-2010-iraq-map - http://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/
Chez les technophobes, WikiLeaks est devenue la dernière cible à la mode, Google et Wikipédia bénéficiant d’un répit relatif. Les attaques sont souvent très révélatrices, aussi bien pour la forme que pour le fond. Ainsi, pour ces censeurs, Wikileaks menacerait la sécurité des Etats démocratiques, en particulier celle des Etats-Unis, et mettrait en péril la vie de leurs agents. Le cauchemar de la transparence absolue est brandi, souvent par des politiciens qui voudraient mettre la vie de leurs concitoyens sous vidéosurveillance généralisée ! La personnalité de Julian Assange et ses propos sont aussi passés au crible…
« Rétif par nature à tout contrôle, multiple, insaisissable, impossible à unifier et sans doute à réguler, ce cinquième pouvoir [l’initiative citoyenne et ses milliers d’associations] est en train d'acquérir une puissance qui menace tous les autres. En poussant sa logique au plus loin, il est possible d'imaginer que l'activité de ce cinquième pouvoir puisse, à terme, rendre les démocraties impossibles à réformer et peut-être même à gouverner…». écrit Jean-Christophe Rufin dans Le Monde 21/12/2010
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Il y aurait beaucoup à écrire sur les formes prises par la médiatisation de cette initiative, entre course permanente au scoop, personnalisation à outrance, et choc des arguments (dont certains n’évitent pas la mauvaise foi). Un exemple : Wikileaks menacerait la presse, son travail d’investigation et son rôle de médiation ; or la sélection et la diffusion de quelques centaines de dépêches (sur 250 000 annoncées) s’est faite dans les colonnes de cinq quotidiens.
Patrice Flichy fait le pari de l’intelligence et de la culture de lecteurs éclairés ; selon lui, Wikileaks, « c'est la réhabilitation du journalisme d'expertise » et l’essor du journalisme de données, les logiciels permettant d’exploiter des masses énormes de données brutes. Le Monde 03/12/2010.
Pour Dominique Cardon, la transparence est moins une menace pour la démocratie que l’opacité : « La demande d'informations issues des coulisses apparaît alors comme un contre-feu face à l'hypertrophie des stratégies de communication qui cadenassent dans une langue de plus en plus artificielle les discours du pouvoir ». De plus, « au prétexte de la tyrannie de la transparence, l'affaire WikiLeaks a ranimé chez certains le culte du secret et de la raison d'Etat. Une révélation de plus, et ce sont les vertus de la politique machiavélienne qui seront réhabilitées et, avec elles, cette habitude de protéger n'importe quel agissement du pouvoir, au nom du discrétionnaire « secret défense » ».
Le Monde 03/12/2011, dossier « WikiLeaks, entre déballage et démocratie ».
Wikileaks, antis et pros
4 sources pour cette revue de presse :
- Comme on nous parle, Une émission de France Inter vendredi 7 janvier.
En fait 15 mn à écouter (et à regarder) pour les arguments utilisés par Ali Ribeihi et ses trois invités (A Finkielkraut, T. Legrand, G Tabbard). Un détail : quand la radio veut concurrencer la TV, elle ne filme qu'un seul invité et ses mimiques face à la musique de John Pigeon (diffusée par provoc ?) … En contrepartie, sur la TNT, la TV du pauvre se contente souvent de vendre de la radio filmée...
- 3 points de vue parus dans le dossier du Monde sur WikiLeaks, entre déballage et démocratie.
. Dominique Cardon, En finir avec le culte du secret et de la raison d'Etat - 03/12/2010
http://www.lemonde.fr/retrospective/article/2010/12/03/
. Patrice Flichy, C'est la réhabilitation du journalisme d'expertise - 03/12/2010
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/12/03/
. Jean-Claude Rufin, WikiLeaks ou la troisième révolte - 21/12/2010
http://larevuedelepoque.20minutes-blogs.fr/
Les réactions que suscite WikiLeaks sont contrastées, écrivent les contributeurs de Wikipedia. La plupart de ses publications déclenchent de violentes polémiques et des intimidations au plus haut niveau. Le site a également dû faire face à des problèmes techniques et financiers qui menacent son existence même.
Cependant, son action trouve aussi des défenseurs, y compris dans les pays francophones : le Parti pirate suédois ; Reporters sans frontières; La Quadrature du Net... (ils ajoutent que malgré son nom, Wikileaks n'est pas un wiki...)
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Pour les adversaires de Wikileaks,
- La démocratie serait la cible unique, la sécurité des états (et des USA) serait menacée, la vie de leurs agents mise en péril. Hantise ultime : des révélations pourraient porter sur le monde de la finance...
- Wikileaks abolirait le rôle de médiateur de la presse
- Il incarnerait le mythe de la transparence absolue et l’impossibilité d’une vie privée avec ses petits secrets.
- La personnalité de Julian Assange et ses propos sont décortiqués…
« Rétif par nature à tout contrôle, multiple, insaisissable, impossible à unifier et sans doute à réguler, ce cinquième pouvoir est en train d'acquérir une puissance qui menace tous les autres. En poussant sa logique au plus loin, il est possible d'imaginer que l'activité de ce cinquième pouvoir peut, à terme, rendre les démocraties impossibles à réformer et peut-être même à gouverner, les secrets impossibles à protéger, l'autorité, même émanant de la loi et garantie par la justice, impossible à exercer ». JCR - Le Monde 210/12/2010
(JCR voit trois âges dans la révolte - revanche du citoyen face un Etat à la fois envahissant et impuissant : l’âge de l’humanitaire, celui de l’altermondialisme, celui du militantisme virtuel). Un détail : le 5e pouvoir, pour Rufin, c’est l’initiative citoyenne (des centaines de milliers d’associations). Pour AF, c’est l’internet.
Ceux qui sont familiers de ce type de controverse savent que le statut de celui qui parle est déterminant. Il permet souvent d’anticiper les arguments qui vont être développés. Noter aussi d’emblée la grande confusion dans les domaines mis en avant : la vie politique, le débat citoyen, la presse, l’audio-visuel, l’internet…
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Retour sur quelques arguments avancés :
- La fin de la médiation ? Wikileaks ( ou plutôt le web) empêcherait les journalistes de faire leur boulot, en donnant un accès gratuit aux sources brutes et en effaçant la hiérarchie entre les sujets.
L’argument ne tient pas : les données sur l’Irak ou l’Afghanistan ont été traduites en cartes interactives par The Guardian. Les dernières « révélations » ont transité par 5 quotidiens respectés et ont donné du travail à quelques dizaines de journalistes. De plus certains spécialistes disent n'avoir trouvé dans ces cables diplomatiques une simple confirmation de leurs analyses antérieures. « Le café de la diplomatie ne vaut guère plus que celui du commerce » écrit Jean Cattan (Le Monde Opinions).
Pour les adversaires de Wikileaks, le Off serait menacé ; pour eux la complicité entre politiciens et journalistes serait légitime,
une légitimité qu'ils semblent refuser au journalisme d'investigation et de critique. Ils tolèrent le travail du Canard enchaîné, mais avec des réserves...
Pour eux, dans la version internet, le journalisme d'investigation changerait d’échelle (l’industrie remplaçant l’artisanat) et donc de nature. Il y aurait à dire sur leur convocation de la morale (l'argument du "vol numérique") dans un clonage des discours de l'industrie du disque).
- L’immédiateté et la course au scoop empêcheraient toute lecture distanciée.
La recherche du scoop a-t-elle attendu l’internet ?
En fait, ne faudrait-il pas chercher la source dans les contraintes économiques (vendre le maximum de publicité) et dans l'évolution liée à la technique, qui permet une info en continu, de CNN à France-Info...
Les arguments sur la presse se comprennent chez ceux qui se sont attribués la légitimité de dire aux autres ce qu’il faut penser. Ils méconnaissent l’importance de la logique économique : qui possède en France les principaux titres d’information ? Ils suggèrent le refus de prendre en compte l’intelligence et la culture des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs.
- La transparence absolue ?
AF cite en référence diabolique la Stasi, et feint de confondre la surveillance policière étatique dans une dictature avec la sous-veillance, l’exposition calculée d’infos personnelles sur les réseaux sociaux. DC souligne l'importance du jeu des acteurs du web, leur combinaison d’exposition et de dissimulation. Pour lui, la visibilité des données est généralement limitée à un cercle restreint de correspondants (sauf en cas d'inimitiés brutales et de coup tordu intentionnel).
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PF évoque un changement important dans les méthodes du journalisme : l’appel à des logiciels pour traiter et exploiter les masses énormes et brutes contenues dans les bases de données (« le journalisme de données »). Il fait aussi le pari de l’intelligence et de la culture des lecteurs éclairés.
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DC évoque les conflits de loyauté [engendrés par la RGPP et de la découpe des services publics], et les tensions morales auxquelles sont soumis les agents de l'Etat.
Quant à la raison d’Etat, il écrit :
« Au prétexte de la tyrannie de la transparence, l'affaire WikiLeaks a ranimé chez certains le culte du secret et de la raison d'Etat. Une révélation de plus, et ce sont les vertus de la politique machiavélienne qui seront réhabilitées et, avec elles, cette habitude de protéger n'importe quel agissement du pouvoir du discrétionnaire "secret défense" ».
« C'est pourtant moins le risque de la transparence que celui de l'opacité qui menace aujourd'hui la communication des pouvoirs économique et politique. La demande d'informations issues des coulisses apparaît alors comme un contre-feu face à l'hypertrophie des stratégies de communication qui cadenassent dans une langue de plus en plus artificielle les discours du pouvoir ».
D Cardon et P Flichy ont longuement exposé leur point de vue dans Le Grain à moudre (16/12/2010).
Ne cherchez pas la transcription sur le site du Nouvel Observateur, elle n'existe pas et n'existera pas.
Lire quelques notes personnelles dans ce billet du 31 décembre 2010
Soluble dans la démocratie ?
Ecouter Comme on nous parle, de la 11e :-) à la 27e mn
. Quand Finkielkraut vient Finkielkrauter et s'écouter pontifier à propos de ce qu'il veut diaboliser et décrit comme les horreurs du Cinquième pouvoir...
. Quand la radio veut concurrencer la TV (grâce au cinquième pouvoir) sans s'en donner les moyens techniques... avec deux autres invités, Thomas Legrand (Inter) et Guillaume Tabard (Les Echos)
26e mn :
- est-ce que la transparence de Wikileaks est soluble dans la démocratie ?
- sans avoir tout compris à la question...
- Je la répète : la transparence de Wikileaks est-elle soluble dans la démocratie ?
(une société peut-elle vivre sans une certaine dose d'opacité ?)
http://sites.radiofrance.fr/franceinter/em/comme-on-nous-parle/
A comparer avec les points de vue de Patrice Flichy (Le sacre de l'amateur) et Dominique Cardon (La démocratie Internet : Promesses et limites)
http://clioweb.canalblog.com/tag/peurdinternet
Un rappel : au temps de Wilson, traités secrets ou diplomatie ouverte ?
France 5 : Wikileaks en questions
Le 10 décembre, C à dire (France 5) recevait Benjamin Bayart (FDN) pour parler de Wikileaks.
Pour écouter les réponses de B Bayart, aller sur le site de l'émission http://www.france5.fr/c-a-dire/
ou au format wmv : http://tinyurl.com/cadire-bayart2010
(Selon lui, ce qui est nouveau, c’est que Wikileaks se fasse attaquer par des méthodes si violentes. Le site diffuse des
choses qui déplaisent, mais à ce jour, il n'y a aucune plainte déposée devant un juge, même aux USA)
Voici une transcription des questions posées par le présentateur :
- « Tous les jours, on apprend des petits secrets. Benjamin Bayart, est-ce que c'est une bonne chose que ces secrets d'Etat, ces petites notes se retrouvent ainsi sur la place publique ? »
- « Cette transparence... les USA disent qu'en France il y a 10 sites à protéger contre d’éventuelles attaques terroristes (Sanofi Pasteur à Lyon, cables à Lannion)... Est-ce que ce n'est pas très dangereux ? »
- « Oui, mais il y a eu un coup de projecteur, une publicité »
- BB, écoutez Mme Alliot-Marie, elle est très remontée :
« Ce qui s'est passé est irresponsable, c'est une atteinte à la souveraineté des Etats, à la confidentialité nécessaire d'un certain nombre d'échanges et donc cela fragilise à la fois les relations internationales et qui plus est, cela peut mettre en danger un certain nombre de personnes » dit la ministre.
- « BB,est-ce que vous comprenez que les Etats soient furieux... ? »
- « …C'est vrai qu'il y a un peu d'embarras ...»
- « Pourquoi est-ce que tous ces secrets d'Etat sortent aujourd'hui ? Est-ce dû à internet, à la numérisation ? du temps des espions soviétiques, il fallait photographier les documents un par un et les faire sortir... »
- « Franchement, si on veut que quelque chose reste secret, autant revenir au crayon et au pigeon voyageur ? »
- « Autrefois, qui essayait de percer les secrets ? Les espions soviétiques ? »
- « Aujourd'hui, on a des profils bien particuliers de ces petits génies de l'informatique qui arrivent à percer des secrets, par exemple ce Julien Assange… »
Thibault Thomas, présenté comme expert des réseaux sociaux : « JA, c’est quelqu’un qui pense que toute barrière à la communication est un désavantage… il s'attaque à des démocraties, il déstabilise les USA »
- « N’est-ce pas des gens illuminés ? »
- « Avec cette numérisation, nous sommes à la merci d'événements forts, rapides. Quand Eric Cantona dit en début de semaine : « il faut retirer son argent dans les guichets », on a eu peur, on se dit qu'internet cela donne un pouvoir aux internautes qui sont presque grisés par le fait qu'ils sentent qu'ils sont capables de faire tomber le système »
- « Pour revenir sur internet, quand je suis chez moi, derrière mon écran, est-ce qu'il n'y a pas un sentiment d'impunité ? Je m'explique : jamais je n'irai voler un cd dans un magasin, en revanche, voler, pirater une chanson sur internet cela ne me pose aucun problème. Est-ce que lorsque je suis avec ma souris, je ne suis pas un hors la loi sans aucun problème ? »
- « Internet pour le meilleur et le pire, en tous les cas, ce n’est pas un champ hors la loi, il y a une Police... »
Pour entendre un autre regard, écouter Place de la Toile (05/12/2010)
Wikileaks et les éditocrates
Place de la Toile (05/12/2010) était consacré à Wikileaks
avec Olivier Tesquet (Owni.fr), Romain Pigenel (blog Variae), Versac (Nicolas Vanbremeersch), Benjamin Sonntag (Octopuce, la Quadrature du net) et Rémy Ourdan (Le Monde)
Archiver l'émission au format mp3 et l'écouter en différé
- Pas de révolution technique et des infos d'intérêt très variable.
- Les discours habituels de promotion ont mis en avant 250 000 mémos diplomatiques (sur les 6 dernières années). En fait 800 mémos seulement ont déjà traités par la presse, 1200 sont à venir. On est loin du chiffre commercial complaisamment colporté par les médias.
- Wikileaks a su s'imposer comme sujet dans l'agenda des médias.
- Assange n'a pas publié l'info brute, il a fait le choix de servir d'intermédiaire aux médias. Pour l'exploitation de ces mémos, il a réussi à mettre 5 journaux réputés dans le coup. Besson, qui s'en est pris à Wikileaks, devrait aussi poursuivre en justice un quotidien national...
- 48 : Les intervenants ont souligné un jeu du chat et de la souris :
sous la pression des politiciens, Wikileaks doit protéger ses sources et ses contenus, (il semble plus efficace que la presse conventionnelle) ; L'hébergement doit tenir compte des humeurs des politiciens : aux USA, Amazon a reculé devant les menaces. A Roubaix, OVH a répondu à Besson en interrogeant un juge en référé. Julian Assange a le soutien de tous ceux qui estiment que ce n'est pas à des politiciens de décider de la nature des contenus publiés sur le net.
Les gouvernements disposent de lois (LCEN), mais ils préfèrent agir dans l'illégalité et ne reculent pas devant les méthodes habituelles des barbouzes...
- 50e : l'épisode actuel est révélateur d'un clivage social et générationnel. Catherine Nay a parlé de Stasi, H Vedrine a utilisé un langage très violent. En fait, décideurs et commentateurs ne comprennent rien au nouvel écosystème de l'information mais ils s'autorisent à prendre la parole, à le stigmatiser. En France, cette dénonciation par les éditocrates a beaucoup d'écho, mais elle est totalement déconnectée du réel [cf le TCE en 2005 ?].
A lire également :
- Les éditocrates - Ou comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n'importe quoi, Mona CHOLLET, Olivier CYRAN, Sébastien FONTENELLE, Mathias REYMOND - La Découverte Nov 2009.
...Ce sont les « éditocrates ». Ils ne sont experts de rien mais ils
ont des choses à dire sur (presque) tout et, à longueur de journée. (parmi les articles, « Jacques Marseille au secours des riches »...
http://www.editionsladecouverte.fr/
- Peut-on être journaliste d'investigation sans être hacker ? Xavier de la Porte pour InternetActu
http://www.internetactu.net/2010/06/21/pdlt
- No Secrets. Julian Assange’s mission for total transparency. Raffi Khatchadourian, The New Yorker, June 7, 2010
http://www.newyorker.com/reporting/2010/06/07/