« Le livre survivra-t-il à Internet ? », « Bibliothèques : faut-il avoir peur de Google ? ». Dans les médias, la campagne contre Google et Google Books a remplacé la stigmatisation de Wikipedia.
Dans « L'avenir numérique du livre » (Le Monde 27/10/2009), Roger Chartier oppose « la République Numérique et Universelle des Savoirs » au « Grand Marché de l'Information ». Il mène une charge tous azimuts contre Google : appropriation privée d’un patrimoine public, viol du droit d’auteur, monopole en marche, dictature de la publicité... Il recense les menaces que la conversion numérique ferait peser, selon lui, sur le livre et sur la lecture : « un « même » texte n'est plus le même lorsque change le support de son inscription », le numérique modifie profondément « la relation entre le fragment et la totalité » et installe un monde de « fragments décontextualisés ».
Les relations entre les industriels du numérique et l’univers de Gutenberg sont complexes, entre tentation de guerre ouverte et volonté de négociation et de collaboration. Comme dans les controverses antérieures, le choc des rhétoriques est très instructif. La convocation de grands principes sert souvent à masquer des intérêts très concrets. Les arguments sont parfois à sens unique. Quand les ingénieurs de Google améliorent l’efficacité de la recherche en ligne, les contempteurs du web stigmatisent la faiblesse des contenus ; quand l’entreprise devenue un géant américain grâce à cette réussite se donne les moyens financiers et techniques d'une indexation industrielle de dix millions d’ouvrages, la justice est appelée à la rescousse : Google vient d’être condamné par un tribunal français pour avoir numérisé sans autorisation préalable 300 livres (sur les 10 000 mis en avant par les plaignants qui réclamaient une indemnisation de 15 millions d’euros). Les arguments sont aussi à géométrie variable. Le livre ? C’est « un bien qui ne ressemble à aucun autre » affirment en public des marchands pour qui un bon livre est avant tout un livre vendu et acheté, jamais un ouvrage consulté en librairie ou en ligne ou lu (gratuitement) en bibliothèque. La concurrence ? Le catéchisme néo-libéral est mobilisé contre Google, mais le contrôle des systèmes d’exploitation par un autre géant américain ne semble gêner aucun polémiste.
Le débat est aussi révélateur de profonds clivages culturels. Les nostalgiques de la galaxie Gutenberg évitent de rappeler que plus de cinq siècles séparent Gutenberg du livre de poche, la lecture de l’élite de la lecture généralisée dans les sociétés européennes. Ils donnent parfois l’impression de vouloir borner la compréhension du monde à la seule culture livresque, comme si d’autres formes de création et de culture n’avaient jamais existé. Pierre Bayard a montré que l’activité intellectuelle ne se limite pas à la seule lecture attentive et suivie. Ajoutons qu’Internet n’a jamais empêché de lire. Bien au contraire. A tous ceux qui ne disposent pas de la BNF dans leur salon, le réseau donne accès à distance aux livres et aux revues. Internet permet de tirer profit à la fois de la richesse accumulée grâce à l’imprimerie ET de celle offerte par tous les outils de l’univers numérique.
Les internautes n’ignorent pas les dérives possibles, ni la vigilance nécessaire. Ils préfèrent poser autrement les questions essentielles : pourquoi Google domine-t-il aujourd’hui la recherche en ligne ? Demain, quels outils nouveaux viendront améliorer la pertinence de cette recherche ?
Robert Darnton, qui se félicite de ces débats, rappelle qu’en 1790, aux EU, les Pères fondateurs ont limité la validité du copyright à une période de quatorze ans renouvelable une seule fois. Bien loin des durées actuelles. Il plaide en faveur d'une « Grande Bibliothèque numérique, accessible à tous et gratuite », mais il refuse toute reconstruction idyllique des Lumières : « en dépit de ses principes généreux, la République des Lettres composait un monde clos, inaccessible aux non-privilégiés ». « Elle n’était démocratique que dans ses principes. En réalité, elle appartenait aux riches et aux aristocrates ». « Dans l’impossibilité de vivre de leur plume, la plupart des écrivains se voyaient contraints en effet de courtiser les puissants, solliciter des sinécures, mendier une place dans quelque journal contrôlé par l’Etat, ruser avec la censure… ».
« Google & the Future of Books » (12/02/2009) - http://www.nybooks.com/articles/22281
« Google and the New Digital Future » (18/11/2009) - http://www.nybooks.com/articles/23518
« The Case for Books: Past, Present, and Future » (novembre 2009)
« Choses lues, choses vues », une exposition sur le site de la BNF, dont « Lectures et lecteurs » par Guglielmo Cavallo et Roger Chartier http://expositions.bnf.fr/lecture/index.htm