Reconstruire l'histoire de l'Europe - 1
Pour construire l’Europe, il faut reconstruire son histoire
Tribune Le Monde 19.04.2019
Stéphane Michonneau (Université de Lille / IRHiS)
et Thomas Serrier (Université de Lille / IRHiS / IEA Nantes)
Assumer les ombres comme les lumières de notre histoire
L’Europe est un champ de failles
L’Europe riche de ses divisions
... « Reconstruire l’histoire de l’Europe pour reconstruire l’Europe, tel est notre objectif. Pour nous, Européens et non Européens, il est crucial de donner du sens à cette expérience aussi unique que fragile. Forts de cette confrontation des mémoires, nous nous devons de raconter l’histoire d’une Europe qui s’efforce, envers et contre tout, de construire un autre rapport à soi et au monde ».
One heritage, one story: that’s not the Europe we know
Our continent’s past is made up of many varied stories.
Only by examining and accepting this can we secure our future
Thomas Serrier and Stéphane Michonneau, The Guardian, Wed 17 Apr 2019
https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/apr/17/unite-europe-divides-future
« To reconstruct Europe, it is vital to reconstruct its history. It seems crucial that this unique and fragile European experience be given a fuller meaning. By reflecting on our divided memories and engaging in renewed forms of “shared memory” work, we believe it is possible to tell the story of a Europe struggling against all odds towards building a new kind of relation with itself, and with the rest of the world »
La tribune avec les intertitres du Monde.
version pdf : http://clioweb.free.fr/debats/europe-histoire.pdf
« À la veille des élections du Parlement européen, le sentiment d'une perte de sens de l'Union européenne taraude les opinions. Nous, historiens et citoyens d’Europe et d’ailleurs, constatons le délitement d'un projet porté par une utopie qui touche aujourd’hui à ses limites : utopie téléologique qui relisait l'histoire millénaire de l'Europe à la lumière de la construction européenne ; utopie providentialiste qui vouait l'Europe à une irréversible unité, au mépris des pays restés en marge ; utopie éternaliste qui faisait de la construction européenne une fin de l'histoire. Aujourd'hui, après bien d’autres crises, le Brexit nous force à reconnaître que le projet européen n'est plus irréversible. Il est même en grave danger.
Avec le retrait des Etats-Unis, à l'ombre desquels les Européens vivaient des temps tranquilles, notre continent fait face à des questions inédites. Face au vide, nombreuses sont les tentatives d'ériger une histoire simplificatrice qui sépare de manière caricaturale les Européens et les Autres. Pour un continent qui, il n'y a pas si longtemps, dominait le monde, se barricader ainsi au sein d’une forteresse fait sourire, comme si cette domination n'avait pas laissé de traces auprès de nombreux peuples non européens après des siècles de rencontres commerciales et coloniales. Les extrêmes droites s'efforcent aujourd'hui d'identifier l'histoire du continent au récit autoritaire d'une civilisation chrétienne, blanche et sûre de son passé, qui aurait à combattre un prétendu déclin en exaltant ses « valeurs » fondatrices.
Assumer les ombres comme les lumières de notre histoire
Nous condamnons énergiquement ces lectures obsidionales qui jettent aux gémonies tant la diversité culturelle, religieuse et politique qui caractérise notre continent que la responsabilité héritée de notre histoire dans le monde. Elles font de l'Autre - le musulman, le juif, l’immigré, le réfugié, le Rom sur la scène intérieure, mais aussi des puissances concurrentes sur la scène internationale - le bouc-émissaire de nos propres frustrations et impuissances. De même nous ne voyons pas bien où mènent les récits victimaire qui font de l'histoire de tel ou tel pays une somme unique de souffrances, de guerres et de génocides, ni la raison d’être d’une posture unilatéralement accusatrice, qui identifie les Européens à des bourreaux. Notre urgence aujourd’hui : sortir de ce dilemme morbide, et pour cela, assumer face au monde les ombres comme les lumières de notre histoire. Penser l’Europe au prisme de ces oppositions est notre responsabilité.
À ce défi, comment répondre ? Au lieu d’entretenir la nostalgie d’un récit linéaire, qui présuppose toujours une unité préétablie - un héritage, une histoire, une mémoire… - il importe de se mettre à l’écoute de mémoires fondamentalement polyphoniques.
L’Europe est un champ de failles
L'Europe ne se laisse plus enfermer dans un « grand récit » uniforme. Ce qui fonctionna naguère pour les États-nations ne fait plus florès : dans nos sociétés multiples, on ne peut que s'en féliciter, sans se résoudre pour autant à une parole paralysée ou émiettée. Car le sentiment d'avoir quelque chose de commun demeure bien réel : un passé, un présent, et un futur - si nous le voulons.
Soyons lucides. L'Europe est sans cesse traversée de frontières invisibles qui opposent les Européens entre eux dans leurs imaginaires. C'est l'Europe atlantique qui rêve de grand large sans prendre la mesure de son imbrication avec le reste du continent. C'est l'Europe riche du Nord-Ouest qui donne des leçons aux « PIGS » du Midi sous couvert de bonne gouvernance économique. C'est l'Europe occidentale qui regarde d'un œil paternaliste et méprisant ces autres Européens du centre et de l'est, au prétexte de cultures démocratiques récentes et déficientes. C'est l'Europe chrétienne qui exclut celle des minorités religieuses ou athées qui constituent aussi son histoire depuis des siècles. C’est l’Europe des grands qui peine à entendre les angoisses légitimes des petits pays, lesquels gardent le souvenir cuisant de longues périodes de domination. C’est l’Europe « issue de l’immigration », dont les représentants sont considérés comme des citoyens de seconde zone. La liste est infinie : l'Europe est un champ de failles qu’il n’est que trop aisé pour les démolisseurs de réactiver.
L’Europe riche de ses divisions
Sans connaissance du passé, quel avenir construire ensemble ? Avançons ici deux constats qui pourraient former le socle d'un récit de l'histoire européenne que nous appelons de nos vœux. D'une part, l'Europe est riche de ses divisions. En reconnaissant pleinement les perceptions des autres et les mémoires divisées que ces incessants conflits générèrent, leur récit commun nous fortifie à l'heure où de dangereuses entreprises de puissances prétendent nous asservir à leurs modèles économiques, politiques, sociaux et culturels d'un autre âge.
L'histoire de ces divisions comme patrimoine commun reste à écrire. Elle doit être narrée sans fatalisme, car ces divisions ont déjà été largement dépassées depuis 1945 et 1989, non par sur ordonnance, sur une décision d’en haut, mais bien par un travail de mémoire que nous autres Européens avons su engager d’en bas, et qui est toujours un travail des mémoires, comme disait Ricœur.
Car d'autre part, l'Europe est un continent du droit, qui nous protège dans l'expression de nos diversités. A ceux qui opposent la souveraineté des États à une administration bruxelloise accusée d'être aussi pléthorique qu'anti-démocratique, nous répondons que cette union est la meilleure protectrice des souverainetés nationales dans la mesure où elle organise leurs divergences. Ce projet est à l'opposé des empires-puissance qui prétendaient asservir le continent au bénéfice d'un seul. Il n'est pas non plus la « prison des peuples » que des élites mondialisées auraient imaginée puis imposée. Porté par la volonté de peuples qui ont aboli la guerre entre eux et partagent un même désir de liberté, le projet européen est un projet de solidarité inédit, qui vaut la peine d'être raconté et défendu.
Reconstruire l'histoire de l'Europe pour reconstruire l'Europe, tel est notre objectif. Pour nous, Européens et non Européens, il est crucial de donner du sens à cette expérience aussi unique que fragile. Forts de cette confrontation des mémoires, nous nous devons de raconter l'histoire d'une Europe qui s'efforce, envers et contre tout, de construire un autre rapport à soi et au monde ».
Elle a été signée par plus de 100 historiens provenant de 29 pays,
dont 21 pays européens (21.04.2019) :
http://clioweb.canalblog.com/tag/reconstruire
Pour soutenir cette tribune : europenarrative@gmail.com
Journaux :
Cette tribune est parue ces derniers jours dans The Guardian, El País, Le Monde, La Libre Belgique,
I Efimerida, Gazeta Wybrocza, Berliner Tagespiegel,
Jutarnji list et prochainement, La Repubblica.
http://www.theguardian.com/commentisfree/2019/apr/17/unite-europe-divides-future
http://elpais.com/elpais/2019/04/15/opinion/1555346373_337679.html
http://wyborcza.pl/7,75968,24674931,opowiedzmy-historie-europy-na-nowo.html
.
.
Reconstruire l'histoire de l'Europe - 2
Pour construire l’Europe, il faut reconstruire son histoire
Tribune Le Monde 19.04.2019
Stéphane Michonneau (Université de Lille / IRHiS)
et Thomas Serrier (Université de Lille / IRHiS / IEA Nantes)
Signataires :
Joaquim Albareda (Pompeu Fabra University of Barcelona)
Timothy Garton Ash (Oxford University)
Martin Aust (University of Bonn)
Justin Bisanswa (Université Laval Québec / IAS Nantes)
Alain Blum (EHESS / INED France)
Felipe Brandi (EHESS, Paris)
Marco Bresciani (University of Florence)
Jose Burucua (National Academy of History, Buenos Aires / IAS Nantes)
Antonio Castillo Gómez (University of Alcala)
Johann Chapoutot (Sorbonne University, Paris)
Abdessalam Cheddadi (Mohammed V University Rabat / IAS Nantes)
Anne Couderc (Panthéon-Sorbonne University of Paris)
Josefina Cuesta (University of Salamanca)
Antonio De Almeida Mendes (University of Nantes)
Sofia Dyak (Center for Urban History of East Central Europe, Lviv)
Andreas Eckert (Humboldt University of Berlin)
Alan Forrest (University of York)
Josep Maria Fradera (Pompeu Fabra University of Barcelona)
Etienne François (University of Paris 1 / Free University of Berlin)
Robert Gildea (Oxford University)
Maciej Górny (German Historical Institute Warsaw)
Catherine Gousseff (EHESS Paris, PIASt Warsaw)
Hannes Grandits (Humboldt University of Berlin)
Heinz-Gerard Haupt (University of Bielefeld / EUI Florence)
Beata Halicka (Adam Mickiewicz University of Poznań)
Béatrice von Hirschhausen (CNRS Paris / Centre Marc Bloch Berlin)
Ton Hoenselaars (Utrecht University)
John Horne (Trinity College Dublin)
Keith Hoskin (University of Birmingham / IAS Nantes)
Dagmara Jajeśniak-Quast (European University Viadrina Frankfurt-Oder)
Bogumił Jewsiewicki (Université Laval Québec)
Basil Kerski (European Solidarity Center Gdańsk)
Gábor Klaniczay (Central European University Budapest)
Svetla Koleva (Bulgarian Academy of Sciences Sofia / IAS Nantes)
Kornelia Kończal (Ludwig-Maximilian University of Munich)
Christina Koulouri (Panteion University Athens)
Kazmer Kovacs (Sapientia Hungarian University of Transylvania)
Claudia Kraft (University of Vienna)
Roman Krakovsky (University of Geneva)
Todor Kuljic (University of Belgrade)
Audrey Kichelewski (University of Strasbourg)
Jörn Leonhard (University of Freiburg)
Paweł Machcewicz (Polish Academy of Sciences Warsaw / Imre Kertesz Kolleg Jena)
Ondřej Matějka (Institute for the Study of Totalitarian Regimes Prague)
Benoît Majerus (University of Luxemburg)
Caroline Morel (European Association of History Educators EUROCLIO)
Javier Moreno Luzon (Complutense University of Madrid)
Ekaterina Makhotina (University of Bonn)
Diana Mishkova (Center for Advanced Study Sofia)
Suleiman Mourad (Smith College, USA /IAS Nantes)
Akiyoshi Nishiyama (Kiurytsu University Tokyo)
Ełżbieta Opiłowska (University of Wrocław)
Jiři Pešek (Charles University of Prag)
Teresa Pinheiro (Technical University of Chemnitz)
Juan Pro (Autonomous University of Madrid)
Anna Reading (King’s College London)
Ofelia Rey (University of Santiago de Compostella)
Valérie Rosoux (Catholic University of Louvain)
Henry Rousso (CNRS Paris)
Krzysztof Ruchniewicz (Willy Brandt Centrum Wrocław)
Luule Sakkeus (Estonian Institute for Population Studies, Tallinn University)
Magdalena Saryusz-Wolska (German Historical Institute Warsaw)
Martin Schulze Wessel (Ludwig-Maximilian University of Munich)
Irina Sherbakowa (Memorial International)
Nenad Stefanov (Humboldt University of Berlin)
Steven Stegers (EUROCLIO European Association of History Educators)
Bo Stråth (University of Helsinki)
Lakshmi Subramaniam (Centre for Studies in Social Sciences, India / IAS Nantes)
Philipp Ther (University of Vienna)
John Tolan (University of Nantes)
Robert Traba (Polish Academy of Sciences Warsaw)
Balazs Trencsenyi (CEU Budapest)
Laurence Van Ypersele (Catholic University of Louvain)
Jakob Vogel (Sciences Po Paris / Centre Marc Bloch in Berlin)
Pierre-F. Weber (University of Szczecin)
Jay Winter (Yale University)
Sergei Zakharov (Higher School of Economics, Russia / IAS Nantes)
Paul Zalewski (European University Viadrina Frankfurt-Oder)
Robert Żurek Krzyżowa (Foundation for Mutual Understanding in Europe)
Judith Rainhorn (Sorbonne Université-
Laurent Brassart (Univ. de Lille)
Carlo Ginzburg (Scuola Normale Superiore, Pisa)
Andrea Graziosi (University of Naples)
Daniela Luigia (Caglioti, University of Naples)
Guri Schwarz (University of Genova)
Francesco Cassata (University of Genova)
Carlotta Ferrata degli Uberti (University College London)
Mila Orlić (University of Rijeka)
Stefano Petrungaro (University of Venice)
Simone Neri Serneri (University of Florence)
Fulvio Conti (University of Florence)
Emanuele Felice (University of Chieti-Pescara)
Gabor Egry (Institute of Political History, Budapest)
Pieter Judson (European University Institute)
John Paul Newman (National University of Ireland, Maynooth)
Rok Stergar (University of Ljubljana)
Marta Verginella (University of Ljubljana)
Laura Downs (European University Institute)
Tvrtko Jakovina (University of Zagreb)
Klaus Richter (University of Birmingham)
Anne Deighton (University of Oxford )
Clément Thibaud (EHESS , Paris)
Sandrine Kott (Université de Genève)
Jessica Reinisch (University of London)
Denis Peschanski (CNRS, France)
François Da Rocha (Univ d'Artois)
Christophe Charle (Sorbonne Université)
Guillaume Piketty (Sc. Po Paris)
Philippe Dariulat (Sc Po Lille)
Leora Auslander (Chicago Univ.)
Christian Thibon (UPPA)
Olivier Bousquet (Univ. Paris-Diderot)
Fabien Theofilakis (Sorbonne Univ.)
Pierre Cyrille Hautcoeur (EHESS, Paris)
Eic Alary-Denechaud (Chaire Supr. CPGE, Tours)
Sylvie Aprile (Univ. Nanterre)
Jacques Revel (EHESS, Paris)
Walter Bruyère-Ostells
Nicolas Badassi (IEP Aix-en-Provence)
Morgane Labbé (EHESS, Paris)
Dominique Kalifa (Sorbonne Univ.)
Laurent Martin (Univ. Paris 3)
Christian Vivier (Univ. Franche Comté)
Mathieu Marly (EHNE, secr. gén.)
Daniel Letouzey (APHG Caen)
Emmanuelle Cronier (Univ. Picardie)
Jean de Préneuf (Univ. Lille/SHD)
Michel Dreyfus (Sorbonne Univ.)