1936-2016 : Les grèves de 1936
Antoine Prost, " Les grèves de mai-juin 1936 revisitées ", Le Mouvement Social 3/2002 (no 200)
http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2002-3-page-33.htm
Trois vagues de grèves et un accord
Les débuts
Des grèves venues d’en bas
Les causes du mouvement
Le temps court du Front populaire
Le temps médian de la crise économique
Le temps long de la taylorisation
Signification des occupations
Une visée révolutionnaire ?
La lutte et la fête
Espace privé, espace public
Antoine Prost rappelle les trois vagues de grève :
- Les grèves de mai (11-13 Bréguet Le Havre et Latécoère Toulouse, usines d'aviation et auto dernière semaine de mai)
- Les grèves du début juin : 150 usines en grève le soir du 2 juin, extension en province (Lille, Nantes).
Nouveaux secteurs : les grands magasins parisiens le 6 juin, la veille des Accords Matignon, le bâtiment et les assurances le 8, le lendemain des Accords. 1,5 millions de grévistes vers le 10 juin.
- Une 3eme vague se produit fin juin et début juillet 1936. Elle concerne plutôt des petites entreprises.
Les grèves n'ont pas affecté les services publics de l'Etat, ni les chemins de fer ni les Postes
Les causes -
L'explosion sociale de 1936 ne vient pas d'un complot du PCF, de la CGT ou de l'extrême gauche. Pour AP, elle est sur le plan social, l'aboutissement d'une puissance mobilisation qui a conduit à la victoire du Front populaire aux élections de 1936.
AP y voit une réponse ouvrière à la pression patronale. « La crise de 1929 n'a pas plongé les ouvriers dans la misère, mais elle s'est traduite par une surexploitation systématique, par une intensification des cadences, par un renforcement des contraintes disciplinaires ». La course à la productivité (taylorisation) n’a pas été compensée comme aux USA par des hausses des salaires (fordisme)
Les conquêtes ouvrières portent sur le temps (40 heures par semaine, 15 jours de congés payés). Le temps libre n’est plus un privilège de la bourgeoisie. L’instauration des délégués ouvriers introduit un contre-pouvoir au sein des entreprises. « Le travail a repris après les grèves, mais pas comme avant ».
Les occupations, une visée révolutionnaire ?
Les patrons ont vu dans les occupations d'usine une atteinte au droit de propriété et un début de soviétisation.
Pour AP, l'occupation est une arme tactique :
elle permet de protéger l’outil de travail ; elle prévient l’appel aux « jaunes ».
« L’usine occupée, gardée par les piquets, se vit aussi comme une place assiégée. La fête, quand elle éclate, est bien une vraie fête et la joie des grévistes une vraie joie, mais cela n’empêche pas que la fête est organisée : pour le comité de grève, c’est aussi une façon de maintenir le moral en combattant l’ennui autant que le désordre ».
cf. Simone Weil : « La grève est en elle-même une joie »
« L'occupation et la fête [relative] dépassent la simple lutte revendicative pour affirmer l'existence et la force d'un groupe solidaire (la classe ouvrière) et amener le patronat et l'encadrement à reconnaître à tous ses membres une existence propre, des besoins légitimes et de la considération ».
« Au cœur de la satisfaction profonde qui donne aux occupations leur caractère exceptionnel et inoubliable, il n'y a pas seulement le sentiment d'une dignité retrouvée et affirmée, haut et fort, mais l'émotion d'une fraternité et d'une communauté de destin ».
Un patron d’usines de coton en Côte d’Or oblige ses salariés grévistes à signer un acte de contrition.
Mais Juin 1936, c’est surtout la délégitimation du paternalisme.
« L’entreprise n’est pas une grande famille, et les ouvriers ne sont pas des domestiques, des serviteurs; ils ne s’engagent pas pour autre chose que pour un travail déterminé, payé d’un salaire déterminé. Ils n’attendent pas de bienfaits de leurs patrons et ne leur doivent en contrepartie aucun service, aucune allégeance. Le contrat de travail est d’ordre public, et son contenu doit faire l’objet non d’une négociation personnelle impossible entre chaque salarié et l’employeur, mais d’une négociation entre syndicats et patronat. La grande nouveauté, en ce sens, ce sont les conventions collectives, et il est révélateur qu’elles ne se généralisent qu’à partir du Front populaire, alors qu’elles ont été instituées par une loi de 1919 ».
Le lieu de travail sort ainsi de la sphère privée.
Le contrat de travail n’institue pas un lien personnel de subordination, mais un lien fonctionnel de production. Du coup, la détermination même du salaire en est affectée : elle ne relève plus du bon vouloir ou de la générosité patronale, mais de la convention collective, et des procédures obligatoires de conciliation et d’arbitrage sont mises en place pour trancher les désaccords ».
« Ce qui frappe sans doute le plus dans l’épisode du Front populaire, c’est l’adéquation des conquêtes ouvrières à la situation économique, sociale et politique. L’occupation s’inscrit dans l’exact prolongement des manifestations qui scandent l’ascension de ce grand mouvement social et politique. Les 40 heures et les congés payés répondent à la surexploitation entraînée par la crise économique dans des entreprises en voie de rationalisation. Ils donnent réalité et consistance au temps privé des salariés.
Symétriquement, les conventions collectives et les délégués d’atelier instituent un nouveau régime du contrat de travail, conçu comme contrat d’ordre public dans des entreprises qui restent la propriété de leurs actionnaires. L’extension de l’espace privé de la vie ouvrière s’accompagne du passage dans l’espace public du travail ouvrier. Par quoi s’introduit, dans l’univers du travail, une modernité décisive où les salariés conquièrent leur dignité d’hommes libres ».
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