Le roman national et ses nuances
L'extrait précédent tiré de la leçon d'Ernest Lavisse sert en général à illustrer et déconstruire le roman national attribué à l'historien et à ses contemporains.
Le roman national désigne une lecture très idéalisée d'une histoire franco-française. Dans une France qui existerait de toute éternité, l'histoire aurait faite surtout par des « grands hommes », héros guerriers, souvent vaincus (Vercingétorix, Jeanne d'Arc, Napoléon)... Cette vision de l'histoire aurait submergé les manuels d'histoire de l'école primaire, dans une Troisième République hantée par la Revanche.
Cette lecture nationale, voire nationaliste et chauvine, a été vivement critiquée et déconstruite au milieu des années 1980. Pierre Nora a dirigé une étude sur Les Lieux de mémoire, et Suzanne Citron a revisité ce qu'elle appelle « Le mythe national ». cf Le « roman national » peut-il être remis en question ? Diasporiques, mars 2010
Cette déconstruction d’une histoire mythifiée semble cependant à nuancer :
- Anne-Marie Thiesse a étudié « La création des identités nationales en Europe - 18°-20° siècle ». La France n'est pas le seul pays concerné, ni 1880 le seul temps fort ; à l'échelle de l'union européenne actuelle, la tentation du mythe est encore forte.
- Pour Annie Bruter, le roman national ne date ni de 1880 ni de la Révolution.
« Il est couramment admis que c’est l’école qui a forgé le sentiment national chez les petits Français grâce à l’enseignement de l’histoire nationale mis en place par la IIIe République, elle-même héritière de la Révolution française. Or l’examen des textes officiels sur cet enseignement montre qu’il s’agit là d’une généalogie mythique. La Révolution n’a pas souhaité faire enseigner l’histoire de France à l’école primaire ; en revanche, la création de cet enseignement est dûe au Second Empire (l’HG est obligatoire au primaire depuis la loi du 10 avril 1867) et non à la IIIe République, dont l’œuvre propre consiste dans la suppression de l’histoire sainte. On est ainsi conduit à relativiser le rôle de l’école dans l’édification du sentiment national ». De plus, la création d'une instruction civique et morale a pu permettre la rupture avec une vision édifiante de l'histoire : l'histoire est tirée du côté de la science (en cours d'élaboration), des disciplines scolaires intellectuelles destinées à former le jugement et l'esprit critique. L’attrait pour les grands hommes peut venir des manuels et de la pratique de la classe.
Une intervention à l'INRP lors du séminaire Ecole et Nation ( 1er avril 2009) à écouter en mp3 ou en avi
ou à lire dans la revue Histoire de l'Education, n° 126 - http://www.inrp.fr/editions/revues/histoire-de-l-education/
Il en coûte 18 euros pour l'ensemble du numéro imprimé, ou 5 euros l'article en ligne (cela porte la version numérique de la revue à plus de 35 euros, une conception toujours surprenante des prix et de l'économie appliquée au numérique :-) )
- Le Petit Lavisse est souvent pris pour cible. On peut comme ce site web en dénoncer le chauvinisme en 1919.
Olivier Loubes rappelle que ce n'était pas le seul manuel utilisé, ni le plus vendu à certaines dates. Il montre, à travers six exemples, l'évolution de la pensée des auteurs. Ainsi, 1884 met l’accent sur la revanche, 1919 met en exergue la SDN (qui ne figure pas au programme) et vante la France comme patrie porteuse de paix. Lavisse, l'instituteur national, dans 1500 ans d'histoires de France, L'Histoire, coll n° 44, jt-sept 2009
source : http://www.faurillon.com/Marius_Bonnelle.htm
http://clioweb.canalblog.com/archives/2010/02/28/17063934.html
1881 - La poésie de l'histoire
De la leçon de Lavisse en 1881, les pages 39-40 servent à faire étudier le roman national, une lecture très patriotique de l'histoire de France. Pour éviter une lecture biaisée, il est souhaitable de remettre cet extrait dans l'ensemble du texte,
et d'avoir à l'esprit à la fois le roman national et les critiques qui lui sont adressées.
page 38 - « Je me garde d’enfler ici la voix et de me porter garant que la connaissance de l’histoire répandue dans la nation serait un remède à tous les maux possibles. On a dit, un philosophe évidemment, que le monde serait heureux s’il était gouverné par des philosophes je ne demande point qu’il soit gouverné par des historiens.
[…] Même, j’imagine qu’un véritable historien serait un homme d’État médiocre, parce que le respect des ruines l’empêcherait de se résigner aux sacrifices nécessaires. […]
Mais passons. Ce qui ne peut être contesté, c’est que l’histoire doit être la grande inspiratrice de l’éducation nationale.
page 39 - Je parlais d’intérêts, de passions et d’idées idées et passions agitent la tète du petit nombre ; le grand nombre des hommes n’a souci que des intérêts. Il n’est pas sage d’exiger d’eux tant de devoirs sans même essayer de les leur faire aimer. Qui donc enseigne en France ce qu’est la patrie française ? Ce n’est pas la famille, ou il n’y a plus d’autorité, plus de discipline, plus d’enseignement moral ni la société, où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler. C’est donc à l’école de dire aux Français ce qu’est la France: qu’elle le dise avec autorité, persuasion, avec amour. Elle mesurera son enseignement au temps et aux forces des écoliers.
Pourtant elle repoussera, les conseils de ceux qui disent « Négligez les vieilleries. Que nous importent Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens mêmes ? Nous datons d’un siècle à peine. Commencez à notre date ». Belle méthode, pour former des esprits solides et calmes, que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes, où tout besoin veut être assouvi et toute haine satisfaite sur l’heure. Méthode prudente, que de donner la Révolution pour un point de départ et non pour une conclusion, que d’exposer à l’admiration des enfants l’unique spectacle de révoltes même légitimes, et de les induire à croire qu’un bon Français doit prendre les Tuileries une fois au moins dans sa vie, deux fois s’il est possible, si bien que, les Tuileries détruites, il ait envie quelque jour de prendre d’assaut, pour ne pas démériter, l’Elysée ou le Palais- Bourbon.
page 40 - Ne pas enseigner le passé ! Mais il y a dans le passé une poésie dont nous avons besoin pour vivre. L’homme du peuple en France, le paysan surtout, est l’homme le plus prosaïque du monde. Il n’a point la foi du protestant de Poméranie, de Hesse ou de Wurtemberg, qui contient en elle la poésie des souvenirs bibliques et ce sentiment élevé que donne le contact avec le divin. Il oublie nos légendes et nos vieux contes, et remplace par les refrains orduriers ou grotesques venus de Paris les airs mélancoliques où l’écho du passé se prolongeait. Nos poètes n’écrivent pas pour lui et nous n’avons point de poésie populaire pour éveiller un idéal dans son âme. Rien ne chante en lui. C’est un muet occupé de la matière, en quête perpétuelle des moyens de se soustraire a des devoirs qu’il ne comprend pas, et pour qui tout sacrifice est une corvée, une usurpation, un vol.
Il faut verser dans cette âme la poésie de l’histoire. Contons-lui les Gaulois et les druides, Roland et Godefroi de Bouillon, Jeanne d’Arc et le grand Ferré, Bayard et tous ces héros de l’ancienne France avant de lui parler des héros de la France nouvelle : puis montrons-lui cette force des choses qui a conduit notre pays de l’état ou la France appartenait au roi à celui où elle appartient aux Français pourvus des mêmes droits, chargés des mêmes devoirs: tout cela, sans déclamation, sans haine, en faisant pénétrer dans son esprit cette idée juste que les choses d’autrefois ont eu leur raison d’être, qu’il y a des légitimités successives au cours de la vie d’un peuple et qu’on peut aimer toute la France sans manquer à ses obligations envers la République.
page 41 - Il n y a pas d’autres moyens de peupler de sentiments nobles ces âmes inhabitées, et la fin dernière de notre travail sera de mettre dans le cœur des écoliers de toutes les écoles un sentiment plus fort que cette vanité frivole et fragile, insupportable dans la prospérité mais qui, s’effondrant dans les calamités nationales, fait place au désespoir, au dénigrement, à l’admiration de l’étranger et au mépris de soi-même. On dira qu’il est dangereux d’assigner une fin à un travail intellectuel qui doit toujours être désintéressé: mais dans les pays où la science est le plus honorée, elle est employée a l’éducation nationale.
Ce sont les Universités allemandes et les savants allemands qui ont formé l’esprit public en Allemagne. Quelle devise ont donc gravée au frontispice de leur oeuvre ces hommes d’État et ces savants qui se sont entendus pour croire qu’il fallait relever l’Allemagne humiliée en répandant la connaissance et l’amour de la patrie, puisés aux sources mêmes de l’histoire d’Allemagne ? C’est la devise Sanctus amor patriae dat animum; elle est a la première page des in-folio des Monumentae Germaniae entourée d’une couronne de feuilles de chêne. La même inspiration patriotique se retrouve dans toutes les oeuvres de l’érudition allemande. En 1843. trois historiens émincnts. MM. Ranke. Waitz et Giesebrecht fondent une revue. Des historiens français ne se seraient pas avisés qu’en l’année 1843 tombait le millième anniversaire du traité de Verdun, à partir duquel commence l’histoire distincte de la France et de l’Allemagne, auparavant réunies sous les lois des Mérovingiens et des Carolingiens ».
Ernest Lavisse, L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale, Leçon d’ouverture au cours d’histoire du moyen âge, à la Faculté des Lettres de Paris en décembre 1881 - Extrait de la Revue des Deux Mondes livraison du 15 février 1882 -
Version texte (à corriger) au format word : http://clioweb.free.fr/textes/gallica/lavisse-1881.doc
Ernest Lavisse , source Académie française