CONSEILS A L’OCCUPE juillet - août 1940
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1. Les camelots leur offrent des plans de Paris et des manuels de conversation ; les cars déversent leurs vagues incessantes devant Notre-Dame et le Panthéon ; pas un qui n’ait, vissé dans l’œil, son petit appareil photographique. Ne te fais pourtant aucune illusion : CE NE SONT PAS DES TOURISTES.
2. Ils sont vainqueurs. Sois correct avec eux. Mais ne va pas, pour te faire bien voir, au devant de leurs désirs. Pas de précipitation. Ils ne t’en sauraient, au surplus, aucun gré.
3. Tu ne sais pas leur langue, ou tu l’as oubliée. Si l’un d’eux t’adresse la parole en allemand, fais un signe d’ignorance, et, sans remords, poursuis ton chemin.
4. S’il te questionne en français, ne te crois pas tenu de le mettre toi-même sur la voie en lui faisant un brin de conduite. Ce n’est pas un compagnon de route.
5. Si au café, ou au restaurant, il tente la conversation, fais-lui comprendre poliment que ce qu’il va te dire ne t’intéresse pas du tout.
6. S’il te demande du feu, tends ta cigarette. Jamais, depuis les temps les plus lointains, on n’a refusé du feu – pas même à son ennemi le plus mortel.
7. S’ils croient habile de verser le défaitisme au cœur des citadins en offrant des concerts sur nos places publiques, tu n’es pas obligé d’y assister. Reste chez toi, ou va à la campagne écouter les oiseaux.
8. Depuis que tu es « occupé », ils paradent en ton déshonneur. Resteras-tu à les contempler ? Intéresse-toi plutôt aux étalages. C’est bien plus émouvant, car, au train où s’emplissent leurs camions, tu ne trouveras bientôt plus rien à acheter.
9. Ton marchand de bretelles a cru bon d’inscrire sur sa boutique : « Man Spricht Deutsch » ; va chez le voisin, même s’il paraît ignorer la langue de Goethe.
10. Si tu vois une fille en conversation d’affaire avec l’un d’eux, ne t’en offusque pas. Ce garçon en aura juste pour son argent – qui ne vaut rien. Et dis-toi bien que les trois quarts des Français ne se montreraient pas avec cette fille plus délicate que ce blondin de la Forêt Noire.
11. Devant le marivaudage d’une de ces femmes que l’on dit honnêtes, avec un de tes occupants, rappelle-toi qu’au-delà du Rhin cette jolie personne serait publiquement fouettée. Alors, en la détaillant, repère soigneusement la tendre place, et savoure d’avance ton plaisir.
12. Si la nécessité veut que tu t’adresses à une de ces sentinelles de bronze qui veillent aux Kommandanturs, ne te crois pas tenu de te découvrir, comme je l’ai vu faire. Porte sobrement l’index à la hauteur du couvre-chef. Sois ménager de tes grâces.
13. C’est entendu. Ils savent chanter en chœur et d’une voix juste. Mais c’est au commandement, comme pour un exercice respiratoire. Chez nous, le soldat chante faux et rarement en mesure ; mais il ignore la corvée du chant. Il chante quand ça lui chante.
14. La lecture des journaux de chez nous n’a jamais été conseillée à ceux qui voulaient apprendre à s’exprimer correctement en français. Aujourd’hui, c’est mieux encore, les quotidiens de Paris ne sont même plus pensés en français.
15. Abandonné par ta T.S.F., abandonné par ton journal, abandonné par ton parti, loin de ta famille et de tes amis, apprends à penser par toi-même. Mais dis-toi que, dans cette désolation entretenue, la voix qui prétend te donner du courage est celle du Dr Goebbels. Esprit abandonné, méfie-toi de la
propagande allemande !
16. Ils sont très « causants ». Ayant caressé les enfants, ils sourient à la mère et bientôt gémissent sur le sort de la France. Alors, suit le boniment : « Pauvres Français, vous avez été entraînés dans une funeste guerre par un gouvernement de coquins à la solde de l’Angleterre » - et ils récitent leur
couplet à n’importe qui, à propos de n’importe quoi. Leur Grande Muette est une bien grande bavarde.
17. A l’autre guerre, on les a tout de suite appelés : les boches. Ce n’était pas très élégant. Cette fois, on s’est contenté de dire simplement : les Allemands. Progrès certain dans la tenue si, à ce souci de correction, ne s’était mêlé, chez beaucoup, comme un secret désir d’abandon.
18. Aujourd’hui qu’ils sont partout, aux champs comme à la ville, un surnom leur est venu : les doryphores. Se fâcheraient-ils ? On aurait pu, pour la rime que tu sais, choisir le phylloxéra.
19. L’entomologie peut, d’ailleurs, fournir d’autres images. Du fond de l’horizon, ils arrivent en masses, obscurcissent le ciel, couvrant la terre. Ne songes-tu pas à une nuée de sauterelles vertes ? Raidis-toi. Ils finiront bien par user leurs mandibules.
20. Il est interdit de lacérer leurs affiches. Aussi te gardes-tu de les frôler – même par temps de pluie. Pourquoi diable leur Saint Vincent de Paul en uniforme a-t-il donc tant de mal à garder sa figure ?
21. Étale une belle indifférence ; mais entretiens secrètement ta colère. Elle pourra servir.
22. Je connais un philosophe qui, las comme toi de les voir circuler à pleins camions, a trouvé un curieux moyen de se consoler. «Nous avons vraiment fait trop de prisonniers ! », soupire-t-il simplement.
23. L’aigle allemand marche pompeusement et c’est le pas de l’oie. Partant en guerre contre l’Angleterre, il chante avec ostentation. Et c’est peut-être le chant du cygne.
24. Comme jadis les Ardennes, voici Paris renseigné et conseillé par les gazettes de leur confection. Bien peu de signatures ; mais, s’il est vrai que « le style, c’est l’Homme », tous les articles sont signés : Ferdonnet.
25. Pour constituer une rédaction de choix, il ne leur suffisait pas que la frontière fût ouverte ; ils ont fait ouvrir aussi les prisons de France. Tel qui avait plaidé pacifisme a troqué en riant ses chaussons de lisière contre une paire de bottes. Tel autre, fait prisonnier par erreur, a échangé, avec reconnaissance, sa vareuse de soldat contre une livrée de propagandiste. A la fin du mois, passant à la caisse, l’un et l’autre toucheront, sans étonnement, leurs trente deniers en papier sombre. La France paiera !
26. Leurs docteurs leur avaient dit que Paris était à la fois Sodome, Gomorrhe et Babylone ; que les délices de la chair s’y mêlaient affreusement aux plaisirs de la table et que tous les vices du monde s’y donnaient rendez-vous. Sans doute n’est-ce pas seulement pour avoir leur part de luxure qu’ils
ont mis tant d’empressement à gagner cette ville perdue. En tout cas, aujourd’hui, ils baffrent dans les bons restaurants, sirotent à la terrasse des grands cafés, vident les confiseries, dévalisent les rayons de lingerie pour dames et, dans les librairies spéciales, il n’y aura pas assez de photos d’art pour satisfaire la friandise de ces soldats du Grâal. Prends patience. Ni Sodome, ni Gomorrhe, pas même Babylone. Peut-être, tout simplement, Capoue.
27. Tu me dis que, dans cette impressionnante et victorieuse organisation, faite surtout de discipline, si tu découvrais une faille tu respirerais mieux, car ce serait un mécanisme plus humain, et, partant, plus destructible. Très juste. Mais tu m’annonces aujourd’hui, d’un air triomphant, qu’ils ne prennent
pas toujours les clous pour traverser la chaussée et qu’ils négligent bien souvent de passer par le portillon du métro. Je te croyais plus sérieux.
28. Un citoyen romain acheta, pendant qu’Hannibal assiégeait la ville, un bout de terrain sur lequel campaient les Carthaginois. Il savait qu’Annibal n’était là qu’en passant.
29. Une dame que leur vue rendait au début littéralement malade me dit aujourd’hui d’un ton dégagé : « Je crois bien que je finis par ne plus les voir ». Quand elle avait si mal au cœur, j’aurais embrassé cette clairvoyante. Maintenant qu’elle digère tout si facilement, j’ai envie de mordre cette somnambule.
30. Tu grognes parce qu’ils t’obligent à être rentré chez toi à vingt-trois heures précises. Innocent, tu n’as pas compris que c’est pour te permettre d’écouter la radio anglaise ?
31. Tu en as déjà vu de toutes les couleurs. Les verts, les gris, les noirs se sont présentés les premiers. C’étaient les militaires. Puis sont venus les moutardes avec au bras une bague rouge comme en ont les cigares. C’étaient les militants. Voici venir les sans couleurs. Ils arrivent par paquets, avec leurs petits et leurs femmes. A les voir tu jurerais des civils. Vêtus de pacifiques vestons et de paisibles jupons, ils logent dans ta maison, écoutent à ta porte, épient tes gestes, dénoncent tes propos. Ils sont insonores. Aussi, quand ils marchent près de toi, n’entends-tu pas ce fameux bruit de bottes qui, en te faisant dresser l’oreille, te ferme automatiquement la bouche. Méfie-toi de tous. Aussi de toutes.
32. En prévision des gaz, on t’a fait suer sous un grouin de caoutchouc et pleurer dans des chambres d’épreuve. Tu souris maintenant de ces précautions. Tu es satisfait d’avoir sauvé tes poumons. Sauras-tu maintenant préserver ton cœur et ton cerveau ? Ne vois-tu pas qu’ils ont réussi à vicier l’atmosphère que tu respires, à polluer les sources auxquelles tu crois pouvoir encore te désaltérer, à dénaturer le sens des mots dont tu prétends encore te servir ? Voici venue l’heure de la véritable DÉFENSE PASSIVE. Surveille tes barrages contre leur radio et leur presse. Surveille tes blindages contre la peur et les résignations faciles. Surveille-TOI. Civil, mon frère, ajuste avec soin ton beau masque de réfractaire.
33. Inutile d’envoyer tes amis acheter ces Conseils chez le libraire. Sans doute n’en possèdes-tu qu’un exemplaire et tiens-tu à le conserver. Alors, fais-en des copies que tes amis copieront à leur tout.
Bonne occupation pour des occupés.
Jean Texcier (1888-1957)
Né à Rouen, fils d’Henri Texcier, un universitaire républicain fondateur de la Dépêche de Rouen, Jean Texcier, admirateur de Jaurès, adhère au Parti Ouvrier Français en 1903. Pendant ses études de droit, il fonde son premier journal, L’Étudiant de Rouen
En 1907, à son arrivée à Paris, il adhère à la 5e section SFIO de la Seine ; il collabore à L'Humanité et à La Guerre sociale.
Réformé, Texcier s'engage en 1915 pour la durée des hostilités et sert comme téléphoniste...
Fidèle à la SFIO à Tours, partisan d'un socialisme de réformes et d'évolution, Texcier appartient au comité de rédaction de La Vie socialiste.
Mis à la retraite par le gouvernement de Vichy en 1941, Texcier est l'un des fondateurs du mouvement Libération-Nord avec Henri Ribière et Christian Pineau.
Après 1945, il devient l'un des grands éditorialistes : Combat, Libé-Soir, Gavroche, Clarté.
À partir de 1947, il siège au Comité directeur de la SFIO.
Les 33 « Conseils à l'Occupé » sont un des premiers textes spontanés clandestins, écrit en juillet 1940 et imprimé le mois suivant. Cette brochure clandestine se présente comme « un petit manuel de dignité ». Avec une ironie perçante, elle n'incite pas à la révolte mais au refus de toute compromission avec l'occupant
Cécile Vast, « Conseils à l'occupé », in Dictionnaire historique de la Résistance
http://museedelaresistanceenligne.org/media2616-iConseils-A#
Jean Texcier (1888-1957)
http://museedelaresistanceenligne.org/media2210-Jean-Texcier
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