La formation des maîtres à la dérive ?
Libération publie une tribune rédigée par Philippe Berthuit, Anne-Marie Chartier, Benoit Falaize, Philippe Joutard, Philippe Meirieu http://www.liberation.fr/societe/2014/09/25/la-formation-des-maitres-a-la-derive_1108421
« Ensemble, nous avons milité sans relâche pour une formation exigeante des maîtres qui associe tous les acteurs de l’Education nationale et n’oppose pas artificiellement les «contenus» et la «pédagogie». Ensemble, nous avons vécu, ces dernières années, des coups de boutoir institutionnels qui ont déstabilisé un édifice, qui était, certes, perfectible, mais qui, ressemble de plus en plus à un champ de ruines.
A l’heure où Najat Vallaud-Belkacem entre en fonction et où sont réaffirmées la priorité au primaire et la lutte contre les inégalités, nous sommes préoccupés par la situation ubuesque de la formation des enseignants du premier degré.
A la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, nous pensions qu’en vidant les IUFM de toute substance, son gouvernement porterait la responsabilité de la disparition de la formation des maîtres. C’est pourquoi la Refondation, voulue par Vincent Peillon, a été porteuse d’espoir. Malheureusement, la création des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espe) déçoit tous les acteurs. Elle risque même, à nos yeux, de compromettre l’avenir de notre école primaire, pourtant au cœur de notre République. Car il faut une école primaire forte, cohérente, dotée d’un projet culturel bien identifié, avec des maîtres formés et déterminés, sachant faire de leur polyvalence un moyen efficace de préparer leurs élèves, loin des inégalités sociales, à la complexité croissante du monde du XXIe siècle.
Or, que se passe-t-il ? Nous assistons à une séparation radicale entre, d’une part, les tâches d’enseignement - qui relèvent des universités - et, d’autre part, les tâches de recrutement, de mise en stage, d’évaluation et de gestion des personnels, qui relèvent, elles, des rectorats. La juxtaposition est devenue la règle : on ne «forme» plus nos «instituteurs» ; on les «enseigne», d’un côté, et on les «manage» de l’autre. Ce n’est pas seulement la désorganisation qui en découle qui est grave, c’est le «projet d’enseigner en primaire» lui-même qui s’est perdu en route. Comment espérer nourrir ce projet, lui donner un avenir, si l’on ne ressaisit pas dans une perspective nationale claire, incarnée au quotidien pour chaque futur maître, les morceaux d’un puzzle qui ne laissent apparaître aucun projet ?
Puzzle quand les formateurs, issus des premier et second degrés ou de l’enseignement supérieur, ne travaillent plus ensemble au service des étudiants et des stagiaires. Puzzle quand ils sont coupés des inspecteurs de circonscription et conseillers pédagogiques. Puzzle quand les cours ne sont affectés qu’en fonction des obligations de service des formateurs. Puzzle quand rien ni personne ne peut faire le lien entre les différents moments d’une même formation. Puzzle quand ceux qui préparent les concours ignorent les exigences des jurys de ces mêmes concours. Ainsi, dans ce puzzle, la réflexion sur le sens n’est nulle part. Les étudiants ne sont pas dupes : les plus débrouillards s’en accommodent tant bien que mal ; les plus motivés s’en désespèrent ; les plus en difficulté se découragent. Nul ne s’en soucie : la machine tourne, les obligations de service sont bien effectuées et il y aura, au final, «un professeur devant chaque classe». Mais les effets sur les élèves ne tarderont pas à se faire sentir. Car, nous le savons depuis longtemps : les personnes en formation ne font jamais, ensuite, ce qu’on leur a dit de faire, mais ce qu’on a fait avec elles : en l’occurrence, n’importe quoi !
Les Espe sont des coquilles vides. Malgré les efforts de certains acteurs, les futurs professeurs du premier degré font l’expérience de l’absence d’ambition nationale dans le domaine qu’ils ont choisi et - faisons-leur ce crédit - auquel ils croient assez pour y consacrer une vie professionnelle aux avantages matériels de moins en moins évidents comme le rappelle le dernier rapport de l’OCDE.
Il est donc temps de construire un cursus de formation des enseignants, unifié, aux finalités communes pour tous, aux modalités cohérentes avec l’Ecole que nous voulons. De définir, au-delà des bidouillages institutionnels, des conflits de territoire et de l’approximation permanente d’une organisation désormais dictée par les tableaux Excel, un projet de formation, avec des chapitres obligés, des exigences précisées, des méthodologies rigoureuses dans des unités à taille humaine. Les universités savent faire cela quand elles le veulent : en témoignent des licences et masters professionnels de grande qualité. Les professionnels de tous les corps de l’Education nationale ont accumulé une expérience dans ce domaine. Et, si nous ne nous ressaisissons pas ensemble, si, faute de prendre au sérieux la formation de ses enseignants, notre école primaire se délite ou se privatise. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ».
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